
Gérer les risques dans une mer agitée : La transition du secteur maritime vers les biocarburants
June 29, 2022
Ecrit par Jarek Klimczak
Senior Risk Account Consultant, Marine Risk Management
Pour minimiser les risques associés au changement climatique, les entreprises de tous secteurs prennent des mesures pour réduire les émissions de carbone dans le but d'atteindre la neutralité carbone. Le secteur maritime ne fait pas exception. De nombreux pays et acteurs économiques suivent les objectifs d'émissions fixés par l'Accord de Paris, adopté lors de la COP21 en décembre 2015. En tant que premier accord mondial juridiquement engageant, il définit un cadre pour éviter un changement climatique dramatique en limitant le réchauffement de la planète bien en dessous de 2°C et en poursuivant les efforts pour le limiter à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels.
Une initiative du secteur maritime
L'accord n'inclut toutefois pas spécifiquement le secteur maritime. Au lieu de cela, les états membres de l’Organisation Maritime Internationale (OMI), une agence des Nations Unies chargée de réglementer le transport maritime, ont adopté en avril 2018 leurs propres objectifs et la stratégie à conduire pour réduire les gaz à effet de serre (GES).
Cette stratégie s’aligne sur l'Accord de Paris et vise à aider le secteur maritime a :
- Réduire les émissions annuelles totales de GES d'au moins 50 % d'ici 2050 par rapport à 2008 ("l'objectif absolu de l’OMI").
- Réduire les émissions de CO2 par activité de transport d'au moins 40 % d'ici 2030, en poursuivant les efforts pour atteindre 70 % d'ici 2050 par rapport à 2008 ("les objectifs d'intensité de l’OMI").
Une lourde responsabilité
Pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de GES, le secteur de la marine doit relever des défis considérables, mais pas insurmontables.
Tout d'abord, les transporteurs maritimes représentent jusqu'à 80 % du commerce mondial et sont responsables de 2 à 3 % des émissions mondiales de GES chaque année, des émissions comparables à celles de grandes économies comme l'Allemagne et le Japon, selon le Forum Economique Mondial.
Et le commerce mondial ne ralentira certainement pas. En effet, selon le Global Trade Update de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), la valeur du commerce mondial a atteint le niveau record de 28 500 milliards de dollars en 2021, soit une augmentation de 25 % par rapport à 2020 et de 13 % par rapport à 2019, avant que ne frappe la pandémie de COVID-19. Si aucune mesure n'est prise, on estime que l'accroissement de l'activité pourrait augmenter les émissions de GES du transport maritime mondial de 50 à 250 % d'ici 2050.
Des approches diversifiées
Le 1er janvier 2020, la règle nommée « OMI 2020 » est entrée en vigueur et apporte de grands changements dans le secteur. Elle limite à 0,50 % m/m (masse sur masse) la teneur en soufre du fioul utilisé à bord des navires exploités en dehors des zones de contrôle des émissions - une réduction importante par rapport à la limite précédente de 3,5 %. Cette nouvelle règle a été rendue obligatoire à la suite d'une modification de l'annexe VI de la Convention Internationale pour la Prévention de la Pollution par les Navires (MARPOL).
La transition vers les biocarburants et les carburants alternatifs offre au secteur maritime une voie plus rapide pour réduire sa dépendance aux combustibles fossiles et atteindre sa décarbonisation.
Les biocarburants sont actuellement utilisés dans les secteurs de l'aviation et du transport routier. Le bioéthanol et le biodiesel sont mélangés à l'essence depuis la fin des années 1970.
Des mélanges biosourcés de carburéacteur ont été approuvés pour le secteur de l'aviation en 2011. L'utilisation du biodiesel dans le secteur maritime remonte à 1998, date à laquelle une étude de faisabilité a permis de lancer l'utilisation du biodiesel de soja pour les bateaux de plaisance dans la région des Grands Lacs en Amérique du Nord.
Il existe une variété d'options de biocarburants, notamment :
- Les biocarburants de première génération sont des carburants dérivés de cultures telles que l'amidon, le maïs, la canne à sucre, le blé, les graisses animales et l'huile végétale pour produire du bioéthanol.
- Les biocarburants de deuxième génération comprennent le bois, les déchets organiques, les déchets alimentaires et certaines cultures de biomasse. Ils sont uniquement fabriqués à partir de cultures lignocellulosiques à base de copeaux ou sciures de bois. Actuellement, l'application de ce type de biocarburant dans la navigation est limitée car ils ne sont pas encore produits commercialement, mais un nombre croissant d'usines pilotes et de démonstration ont été annoncées ou mises en place ces dernières années. La recherche se fait principalement en Amérique du Nord, en Europe et dans quelques pays émergents comme le Brésil, la Chine, l'Inde et la Thaïlande.
- Les biocarburants de troisième génération est un carburant d'algues, produisant jusqu'à 30 fois plus d'énergie par hectare que les cultures terrestres comme le soja. Les algues peuvent être utilisées pour produire de l'huile végétale, du bioéthanol, du bio-méthanol, du biobutanol, du biodiesel et d'autres biocarburants.
Quelques obstacles
Si les biocarburants sont prometteurs, ils comportent certains risques. La production de biocarburants à base de plantes nécessite de grandes quantités de terres, d'eau et d'engrais et pourrait réduire les réserves alimentaires potentielles.
Le prix est une autre préoccupation, même si le prix actuel des combustibles fossiles devrait augmenter avec la taxe du carbone et les changements de réglementations.
Outre la production et le prix des biocarburants, un autre défi consiste à disposer des équipements adéquats, notamment des moteurs capables de brûler les biocarburants. Comme il s'agit d'une source d'énergie récente, il existe peu de données à long terme sur l'application des biocarburants à la propulsion des bateaux.
Plusieurs compagnies maritimes prennent l'initiative de tester leur utilisation. Le géant de la logistique Maersk, qui a été la première grande compagnie maritime à s'engager à être neutre en carbone d'ici 2050, a lancé des programmes pilotes pour tester des mélanges de biocarburants. Dans le cadre de l'un de ces programmes, Maersk Supply Service et The Ocean Cleanup se sont associés pour acheter 90 millions de tonnes de biocarburant HVO (huile végétale hydrotraitée), le taux de mélange étant fixé à 15 % de HVO et 85 % de MGO (gazole marin) à faible teneur en soufre. Selon le communiqué de Maersk, "à ce rythme et avec le rendement énergétique actuel, le HVO a pu couvrir deux voyages distincts de 6 semaines, avec une économie totale de 38,95 MT de CO2. Les économies ont porté sur environ 90 % des émissions de CO2 du HVO lui-même, soit 13,5 % du total."
Récemment, Maersk a annoncé qu'elle allait commander huit nouveaux navires qui n'utiliseront que des carburants neutres en carbone afin d'atteindre son objectif de zéro émission nette d'ici 2050. Les navires seront équipés d'un moteur bicarburant pouvant fonctionner au méthanol ou au carburant conventionnel à faible teneur en soufre.
La société française de transport maritime et de logistique CMA CGM a lancé un programme pilote avec le soutien de l'autorité maritime et portuaire de Singapour (MPA). Le 23 février 2022, son navire, l'APL Paris, a été le premier des navires du groupe à être avitaillé en biocarburant à Singapour. L'essai de 6 mois impliquera jusqu'à 32 porte-conteneurs fonctionnant avec différents mélanges de biocarburant pour mesurer et analyser les émissions de dioxyde de carbone (CO2) et d'oxyde d'azote (NOx).
Les risques opérationnels
L'utilisation des biocarburants est encore relativement nouvelle dans le secteur. Les entreprises maritimes qui cherchent à se convertir aux carburants alternatifs doivent se méfier des risques qui y sont associés, notamment :
La croissance microbienne, la formation excessive de boues, peut entraîner la contamination du carburant, l'obstruction ou l'encrassement des équipements, et, en l’absence de vérification, même une panne de moteur.
- Dégradation par l'oxygène : Des dépôts peuvent se former dans les tuyauteries et les moteurs, compromettant les performances opérationnelles.
- Corrosion : Les biodiesels sont plus corrosifs et ont un potentiel de dégradation plus élevé que les carburants diesel.
- Dégradation possible des joints en caoutchouc, des joints d'étanchéité et des tuyaux.
- Basse température : Les biodiesels en concentration plus élevée ont généralement un point de trouble plus élevé que le diesel (selon la matière première), ce qui peut altérer la fluidité.
- Conversion : Le biodiesel présente une propriété de solvant différente de celle des pétrodiesels, donc lors du passage du diesel au biocarburant, il faut s'attendre à ce que les dépôts dans le système de carburant soient rincés, dissous et puissent potentiellement obstruer les filtres à carburant. Il est recommandé de rincer le système et/ou de surveiller les filtres pendant cette période et de les changer peu après le passage aux mélanges.
- L'expertise limitée du secteur du transport maritime pour la manipulation de certains biocarburants et le manque de données d'essais à long terme afin de garantir la sécurité et la fiabilité du carburant sélectionné. La plupart des fabricants de moteurs marins offrent une garantie conditionnelle contre l'utilisation de biodiesel dans leurs moteurs (la position des fabricants de moteurs peut varier) en raison des différentes caractéristiques de combustion.
- Absence de normes : La norme ISO sur les carburants marins (ISO 8217:2017) ne couvrait pas le large éventail de biocarburants proposés aujourd'hui sur le marché maritime, qui peuvent inclure jusqu'à 100 % de biocarburant, et ne fixe que des spécifications pour les carburants distillés contenant jusqu'à 7,0 % de FAME (esters méthyliques d'acides gras).
L'alimentation d'un navire en biocarburant peut également nécessiter certaines considérations opérationnelles et de maintenance. Les meilleures pratiques de manipulation des biocarburants sont les suivantes :
- Veillez à consulter les fabricants de moteurs : Ils doivent être consultés au préalable pour vérifier quels types de mélanges peuvent être utilisés avec un type spécifique de moteur. Certains fabricants peuvent ne pas offrir d'extension de garantie si des biocarburants sont utilisés ou si les moteurs d'ancienne génération sont alimentés avec des mélanges de carburant. Les armateurs sont instamment priés d'obtenir une lettre de confirmation de la part des fabricants ou de leur fournisseur indiquant explicitement les spécifications des biocarburants qui peuvent être utilisés.
- Prise en compte de la température ambiante et de la température de l'eau de mer : Les biodiesels à forte concentration ont généralement un point de trouble plus élevé (température en dessous de laquelle la cire dans le diesel ou la biowax forme un aspect trouble dans les biodiesels) que le diesel (selon la matière première), ce qui peut altérer la fluidité. La présence de cires solidifiées épaissit l'huile et obstrue les filtres à carburant et les injecteurs des moteurs. Elles s'accumulent également sur les surfaces froides et forment une émulsion avec l'eau (produisant, par exemple, l'encrassement des canalisations ou des échangeurs de chaleur). Le point de trouble indique donc la tendance de l'huile à boucher les petits orifices ou les filtres à des températures de fonctionnement froides. Il est donc important de connaître les propriétés d'écoulement à froid du produit et de maintenir les températures de stockage et de transfert au-dessus du point de trouble.
- Déterminer la disponibilité des biocarburants et l'accès aux centres d'approvisionnement et aux infrastructures : Les biocarburants ne sont pas couramment disponibles dans tous les ports ou régions du monde. Par conséquent, une analyse appropriée des infrastructures disponibles doit être effectuée avant de prendre la décision d'exploiter les navires avec des biocarburants dans une région spécifique. Bien que les navires soient capables de brûler du carburant traditionnel, la procédure de changement, le régime de maintenance et la capacité de stockage du carburant à bord du navire peuvent créer des défis supplémentaires.
- Faire des procédures d'essai spécifiques : La norme ISO sur les carburants marins (ISO 8217:2017) ne couvrait pas le large éventail de biocarburants proposés aujourd'hui sur le marché maritime, qui peuvent inclure jusqu'à 100 % de biocarburant, et ne fixe que des spécifications pour les carburants distillés contenant jusqu'à 7,0 % de FAME. Le comité ISO travaille sur une version préliminaire des nouvelles normes ISO 8217, qui pourrait être appelée (8217:2020) mais elle n'a pas encore été publiée. Les mélanges à forte teneur en biocarburant sont soumis à d'autres normes, principalement applicables à l'industrie automobile. Dans ce cas, les autres carburants doivent être testés par rapport à ces normes en plus de la norme ISO 8217:2017.
- Vérification des fournisseurs de biocarburant (liste de gestion des fournisseurs) : Le maintien d'un programme de gestion des fournisseurs est un outil extrêmement important pour recevoir des carburants répondant à des compositions chimiques et physiques et à une viscosité spécifique. Un fournisseur doit faire preuve d'une longue présence sur le marché, d'une relation existante avec l'acheteur et d'un bon historique d'approvisionnement. Le programme de gestion des fournisseurs surveille les tendances des approvisionnements en termes de quantité et de qualité par rapport aux résultats des tests effectués en laboratoire, afin de garantir le bon fonctionnement des moteurs. Tout type d'achat opportuniste de carburant auprès de fournisseurs inconnus doit être évité. Si le fournisseur est nouveau pour l'acheteur, ce dernier doit s'assurer de tester le carburant après l'avoir reçu et de ne pas l'utiliser avant d'avoir reçu les résultats du laboratoire. Le combustible doit être conforme aux spécifications et à la quantité convenues dans le contrat.
- Mettre à jour le régime d'entretien du moteur du navire pour tout service supplémentaire requis : Les moteurs fonctionnant aux biocarburants peuvent être soumis à des régimes d'entretien et de révision différents en raison de propriétés différentes de celles des pétrodiesels. Certains mélanges peuvent nécessiter un remplacement plus fréquent des composants, le nettoyage des réservoirs, des canalisations, des filtres ou l'utilisation d'une pièce de rechange conçue pour fonctionner avec le type de biocarburant. Les fabricants de moteurs et les organismes de contrôle des carburants constituent la meilleure source d'informations à ce sujet. Toutes ces informations doivent être incluses dans le mode d'emploi spécifique du moteur.
- Formation de l'équipage : En fin de compte, c'est l'équipage à bord qui sera chargé de faire fonctionner le navire et son moteur. Il en va non seulement de la sécurité mais aussi de la rentabilité de l'exploitation du navire, en particulier de l'élimination des temps d'arrêt. Par conséquent, une formation adéquate de l’équipage pour une bonne compréhension des limites des biocarburants est indispensable. Non seulement les limites, mais aussi l'entretien et certaines propriétés spécifiques des mélanges doivent être bien connus. Il ne faut pas oublier que l'élément humain est l'un des meilleurs moyens de prévention d’une utilisation inappropriée des carburants.
L'utilisation des biocarburants donne des résultats prometteurs et pourrait avoir un impact significatif en aidant l'industrie maritime à atteindre ses objectifs de réduction des émissions de GES. En faisant attention aux risques opérationnels associés aux biocarburants, le secteur maritime continuera à tester les carburants alternatifs pour minimiser les risques liés au changement climatique.
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